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C’était une vieille porte en bois. Du genre de celles qu’on trouve dans les classes d’un lycée. Longtemps auparavant, on avait passé une couche d’un vert léger sur la vitre de la partie supérieure, de manière à donner plus d’intimité à la salle. La serrure fonctionnait encore, bien que ses éléments ne fussent plus parfaitement alignés. Le battant s’ouvrit avec un claquement métallique et David leva le nez de son dossier. Une adolescente, habillée d’un t-shirt blanc pas très net et d’un jean qui lui allait mal s’avança dans l’encadrement, hésitante. Monica Powers, substitut du procureur, se tenait juste derrière elle, dans une attitude protectrice.
« Je te présente Mr Nash, Jessie », dit Monica.
David se leva. L’inspecteur Stahlheimer, à l’autre bout de la table, continua de s’occuper de son magnétophone. Il faisait chaud et humide dehors, mais la pièce était fraîche. Le grillage qui en barricadait l’unique fenêtre projetait l’ombre de ses croisillons sur les larges épaules du policier.
« Mr Nash est l’avocat de Tony Seals », reprit Monica.
La jeune fille paraissait perdue.
« De TS », expliqua madame le substitut.
La jeune fille acquiesça. David l’étudia attentivement. Elle était nerveuse, mais pas apeurée. Il se dit qu’elle ne pourrait plus jamais avoir peur après ce qu’elle avait vécu.
Cette fille l’intéressait. À la voir, elle n’avait pas l’étoffe d’une survivante. Elle paraissait molle, avachie ; elle n’était pas laide à proprement parler, mais quelconque. Les mèches d’une chevelure brune retombaient en désordre plus bas que ses épaules, qu’elle avait rondes et prolongées par des bras lourds. L’avocat l’aurait crue du genre à craquer sous la pression. Mais elle n’avait pas craqué. Il y avait de l’acier là-dessous. Un fait qui méritait d’être pris en considération dans la préparation du contre-interrogatoire.
« Mr Nash aimerait que tu lui dises ce qui est arrivé dans la montagne. Il va probablement te poser aussi quelques questions.
— Il le faut vraiment ? demanda la jeune fille, l’air fatigué. Je l’ai déjà raconté si souvent…
— Pas à moi, cependant, Jessie, observa David d’un ton calme, mais ferme.
— Et pourquoi que je devrais vous le dire…, vous aider, après ce qu’ils m’ont fait ? » demanda-t-elle, défiante.
Elle ne geignait pas, ne manifestait pas cet entêtement typique de l’adolescence. Elle avait seize ans, d’après Monica. Un vieux seize ans, alors. Fugueuse depuis un an et demi. Et puis, ça. La vie avait escamoté son adolescence.
« Pour que je puisse découvrir ce qui s’est passé.
— Ouais, et comme ça, vous pourrez le faire sortir.
— En effet, s’il y a un moyen. C’est mon boulot, Jessie, et je mentirais si je te disais le contraire. Mais les avocats, en règle générale, ne font pas sortir les coupables ; et si je veux savoir ce qui est arrivé, exactement, c’est pour pouvoir dire à TS comment il doit plaider, coupable ou non coupable. Sauf que je ne peux pas le faire tant que je n’ai pas entendu ta version des faits. »
Jessie regardait ses baskets, songeuse. Ça marche, pensa David. Son art d’influencer les autres, son pouvoir de persuasion. Le truc qu’il avait si souvent utilisé faisait maintenant partie de lui-même aussi naturellement que son bras.
À trente-cinq ans, il avait conservé un abord ouvert et honnête, la tête du gamin qui se présente à un concours oratoire de l’American Légion. Les jurés avaient confiance en lui. Quand il les regardait dans les yeux et leur disait que leur client était innocent, ils le croyaient. Quand il disait à un témoin, comme la petite Jessie Garza, qu’il ne faisait que chercher la vérité, le témoin parlait. Plus d’une fois, David avait vu leur expression de stupéfaction en l’entendant utiliser un fait d’apparence anodine, recueilli pendant ces entretiens, pour détruire les arguments présentés par le ministère public.
Jessie haussa les épaules et alla s’asseoir à côté de Stahlheimer, tournant le dos à David.
« Je m’en fiche », marmonna la jeune fille.
David remarqua qu’elle n’ajouta rien. Elle connaissait la routine.
« Je crois que c’est prêt », dit Stahlheimer.
Monica s’assit à son tour en face de David, non loin de l’adolescente. Madame le substitut était impeccablement habillée, avec un tailleur croisé anthracite à rayures et une blouse crème à jabot plissé. Elle paraissait encore plus séduisante qu’à l’époque où ils étaient mariés. Leurs yeux se croisèrent un instant ; David détourna les siens. Il se sentait toujours légèrement mal à l’aise quand il devait défendre une affaire contre Monica. Leur divorce s’était passé relativement à l’amiable, mais le fait d’être en sa présence réveillait des sentiments de culpabilité qu’il aurait préféré laisser enfouis où ils étaient.
« Je suis l’inspecteur Leon Stahlheimer, dit le policier dans son micro. Nous sommes jeudi, le 16 juin, et il est dix heures sept. Je me trouve dans une salle de réunion du Centre de détention juvénile dans le cadre de l’interrogatoire de la victime d’une tentative de meurtre. Sont présents Jessie May Garza, madame le substitut du procureur Monica Powers, et David Nash, avocat d’Anthony Seals. »
Stahlheimer arrêta le magnétophone et refit passer la bande. Sur son bloc-notes, David nota la date, l’heure et « Jessie May Garza » en haut de la page. Monica se pencha vers la jeune fille et lui dit quelque chose que l’avocat ne comprit pas. Jessie croisa ses avant-bras massifs sur la table et appuya son front dessus. Elle paraissait franchement s’ennuyer.
« D’accord, dit Stahlheimer.
— Jessie, commença David, je suis l’avocat de Tony Seals, l’un des trois garçons qui, d’après toi, ont essayé de te tuer il y a quelques semaines. Le but de cet entretien est de me permettre d’apprendre ce qui s’est passé et, plus spécifiquement, le rôle que Tony a joué dans cette affaire… Tu le connais sous le nom de TS, n’est-ce pas ?
— Ouais, TS. Il disait que ça voulait dire Tough Shit, parce qu’il était un dur. Je ne connaissais même pas son prénom.
— D’accord. On va donc employer TS.
— Ça m’est égal.
— Bon. Écoute, Jessie, je ne sais pas l’opinion que tu as des avocats, d’après le cinéma et la télé, mais je ne suis pas Perry Mason et je ne cherche pas à te tendre de piège. Je ne veux que découvrir la vérité, et si je te pose une question que tu ne comprends pas, ou si tu dis quelque chose et que tu veux le modifier ensuite, demande-moi de t’expliquer la question, ou dis-nous que tu veux changer ce que tu viens de dire. D’accord ? »
La fille ne répondit rien.
« Tu n’as qu’à commencer par le commencement. »
Jessie releva la tête et s’enfonça dans son siège.
« Quand, par exemple ? demanda-t-elle.
— Eh bien, lorsque tu as rencontré pour la première fois TS, Sticks et Zachariah, si tu veux.
— Ch’ais pas. C’était chez Granny. Lorsque j’ai commencé à y crécher. Zack était déjà là, lui, et Sticks et TS sont arrivés à peu près une semaine après moi.
— Qui est Granny ?
— J’connais pas son nom de famille. J’ai entendu quelqu’un qui l’appelait Terry, une fois.
— Qu’est-ce qui se passe, chez Granny ?
— Eh bien, c’est là qu’atterrissaient des tas de mecs et de nanas. Du genre qui travaillaient sur les fêtes foraines quand elles passaient ici. Elle laissait les gens se shooter, elle prenait de l’acide, tout le bazar, et puis tout a changé le jour où Zack et Sticks ont failli claquer d’overdose. Ils avaient tous pris de l’héroïne pure et ils auraient pu y laisser leur peau, c’est comme son mec qui est dans la marine, ou qui y était, plutôt, et elle a changé de mec. C’est ce type, Norman, qu’est son mec maintenant.
— Il est jeune ?
— Oh ! environ vingt-deux, vingt-trois.
— Mais elle, elle est pas mal plus âgée, non ? »
Jessie partit d’un rire sarcastique.
« Elle est centenaire, ouais.
— Elle aime bien avoir de jeunes types du genre Stick, TS et Zack dans les parages, c’est ça ?
— Ouais. Ça la botte.
— Elle est pas sortie avec Zack, un moment ?
— Non. Zack, elle l’a ramené chez elle pour le sortir des piquouses parce qu’il en était rendu au point qu’il devait se shooter tout le temps au speed.
— Et votre bande était pas mal shootée le soir où c’est arrivé, non ?
— Cela faisait bien quinze jours que j’avais pas pris de speed parce que la dernière fois, ça s’était mal passé.
— Et Sticks et Zack ?
— Non. J’vous ai dit, ils ont arrêté le speed et les trucs chimiques après leur overdose.
— Et TS ?
— Ah ! lui, il était constamment pété. Ouais, lui, il se tapait du speed et de l’acide. Mais j’sais pas précisément ce qu’il avait pris ce soir-là, sauf l’herbe, parce qu’on avait tous fumé.
— Et est-ce qu’il paraissait bien réveillé et conscient ce soir-là ? Comment était-il ?
— Je crois qu’il était stone. On l’était tous un peu.
— Quand tu dis stone, qu’est-ce que tu veux dire ? Tu peux me décrire comment était TS ?
— Eh bien, il parlait lentement, il avait les pupilles dilatées et il avait l’air dans les vapes. Je ne me souviens pas de grand-chose. Juste que je suis montée dans la voiture pour aller dans le parc, j’étais derrière avec TS et il arrêtait pas de délirer, vous savez, comme s’il était dans son petit monde à lui. J’ai du mal à m’en souvenir parce que j’avais pris des tranquillisants avant de partir. J’ai dormi presque tout le temps pendant le trajet.
— Pourquoi êtes-vous allés là-bas ?
— Au début de l’après-midi, Zack nous avait dit qu’il y avait un stock enterré dans le parc, à un endroit qu’il connaissait, et qu’ils allaient le prendre le soir même. J’ai demandé si je pouvais venir.
— Sticks et ST étaient là, quand il l’a dit ?
— Oh ouais ! Stick faisait des histoires et disait qu’il fallait pas que je vienne, mais Zack a dit que si, que je pouvais.
— Et TS ?
— Il a rien dit, ou je me rappelle pas.
— D’accord. Et une fois dans le parc, qu’est-ce qui est arrivé ?
— Ça a pris du temps. C’est Sticks qui conduisait, ça, je m’en souviens, mais Zack a dû prendre le volant parce que Sticks était fatigué, et il s’est perdu. Ensuite, quand on est arrivés sur place, on n’a pas tout de suite trouvé l’endroit exact.
« On a garé la voiture, et Sticks est allé dormir à l’arrière. Moi, avec Zack et TS, on est allés dans le bois jusqu’à l’endroit où passe la voie de chemin de fer. Y’avait qu’une pelle, c’était Zack qui la portait, et TS avait une lampe-torche. Je me rappelle que quatre trains sont passés, parce qu’à chaque fois Zack disait de l’éteindre pour qu’on nous voie pas.
« Bref, on tournait en rond à côté des rails et Zack disait que c’était là, puis il changeait d’avis. Finalement, on s’est retrouvés à environ trois ou quatre mètres des rails, et on a commencé à creuser.
— Tu as creusé » toi aussi ? »
La jeune fille regarda David dans les yeux et sourit, comme si quelque chose l’amusait.
« Ouais, j’ai creusé. C’est même moi qui ai creusé presque tout ce putain de trou. Zack a presque rien fait et TS a creusé un peu, mais il a surtout tenu la torche. Et quand j’arrêtais de creuser, Zack me disait que si je ne continuais pas, il me donnerait pas d’herbe.
— Tu n’avais pas des ampoules ?
— Si, bien sûr, mais je voulais mon herbe.
— Crois-tu qu’il y avait vraiment de la marijuana, dans ce coin ?
— Quand j’y pense, maintenant, j’ai bien l’impression que non, parce que… eh bien, au début, j’ai pensé… Ouais, j’ai pensé qu’il y en avait vraiment, parce que Zack n’arrêtait pas de me dire creuse, allez, creuse, creuse, comme s’il était bien déterminé à l’avoir. Mais évidemment, quand on m’a tiré dessus j’étais dans le trou et j’y ai pas mal pensé depuis. Aujourd’hui, je me dis qu’ils m’ont fait creuser ma propre tombe. »
David sentit un bref frisson le parcourir. Il revit le visage grêlé d’acné et émacié de Tony Seals pendant leur entretien à la prison du comté. Le regard morne, les cheveux sales, emmêlés et gras. Il se sentit soudain dégoûté de lui-même.
« Comment les choses se sont-elles passées ? demanda-t-il. Je veux dire… quand ils ont tiré.
— Les rails étaient derrière, comme j’vous ai dit, ça faisait un sacré moment que je creusais et j’étais crevée. TS se tenait au-dessus de moi, un peu en arrière sur ma droite, avec la lampe. Je pouvais pas voir Zack, mais je crois qu’il était à gauche, parce que quand un train arrivait, c’était lui qui disait d’éteindre, et je suis à peu près sûre que sa voix venait de là.
« À chaque train, TS éteignait. La dernière fois, Zack a dit, continue à creuser. J’ai dit d’accord, puis j’ai entendu le coup de feu sur ma gauche.
— Et ensuite ?
— J’étais dans le trou, comme pétrifiée. Je ne sentais pas la douleur, pas à ce moment-là, mais j’avais peur. J’ai appelé Zack et TS, mais ils ont pas répondu. Il faisait noir et j’avais froid, et comme la lumière ne revenait pas, j’ai encore appelé. Je me suis sentie faible et je me suis appuyée le ventre contre le rebord du trou, j’avais juste la tête et les bras qui dépassaient.
« J’ai encore appelé, et cette fois j’ai vu leur ombre. Ils étaient près des arbres, à dix-quinze mètres, et j’ai crié, on m’a tiré dessus ! et ils sont revenus. Zack a dit, voyons ça, et il s’est baissé à côté du trou et il a dit qu’il voyait rien, juste de la boue sur mon t-shirt. Ensuite Zack et TS ont regardé dessous avec la torche et ils ont dit qu’ils voyaient toujours rien.
« Je leur ai dit que si, qu’on m’avait tiré dessus, et que je me sentais de plus en plus fatiguée. Ils ont dit qu’ils allaient chercher de l’aide et ils sont partis. Moi j’ai dit que non, que je voulais venir avec eux, mais ils se sont tirés et je suis sortie toute seule du trou en rampant. »
Ce n’était plus l’ennui qu’on lisait dans les yeux de Jessie ; on voyait clairement qu’elle revivait la scène. À cause de son expression lointaine et d’une rigidité dans son attitude qu’elle n’avait pas l’instant d’avant. Monica tendit un verre d’eau à l’adolescente, puis se tourna vers David. Il déchiffra dans son regard une critique non formulée sur le fait qu’il défendait Tony Seals.
« La bagnole n’était pas loin du trou, mais c’était dur quand même. Je me sentais toute faible, et j’avais du mal à respirer. Quand je suis arrivée, ils étaient tous les trois debout à côté de l’arrière et ils discutaient. Je leur ai demandé de m’aider, mais j’ai eu l’impression que je leur fichais la frousse, et ils ont reculé, comme s’ils avaient peur de me toucher. La portière était ouverte, à l’arrière, Sticks l’avait laissée comme ça en descendant, alors je me suis allongée sur la banquette. J’ai commencé à avoir très mal, je pleurais, et du sang s’est mis à me sortir par la bouche et le nez, et la tête me tournait tellement que j’ai fermé les yeux, je bougeais plus. J’avais le goût du sang dans la bouche et ça me fichait encore plus la frousse que d’avoir mal. La voiture a démarré et j’ai pensé qu’on allait à l’hôpital, parce que je le leur avais demandé et ils avaient dit d’accord.
— Te rappelles-tu le moment où la voiture s’est arrêtée ?
— Quand ils m’ont balancée dehors ? demanda Jessie d’un ton amer. Ouais, j’ai pas oublié. Je me tenais la tête côté chauffeur, tournée vers l’arrière, et la voiture cahotait constamment, comme si on était sur un chemin de terre. Elle s’est arrêtée, la portière s’est ouverte. Sticks ou Zack, je sais plus qui, m’a dit de descendre. Qu’il y avait un genre de plante qui arrêterait le saignement. Je savais ce qu’ils avaient en tête, alors j’ai dit que je pouvais pas bouger, que j’avais mal. TS et Sticks m’ont pris par les jambes et Zack était de l’autre côté, qui me poussait. J’ai essayé de passer à l’avant, je me suis retrouvée coincée contre le plancher, et ils me tiraient pendant ce temps par les pieds. Là, j’avais vraiment la trouille, tellement il faisait nuit, j’avais peur de me retrouver toute seule. Zack a répété que je devais sortir parce qu’il y avait une plante qui arrêtait le saignement et moi je leur ai répondu qu’ils me racontaient des conneries, que ça n’existait pas, et qu’il fallait m’amener à l’hôpital. Alors Zack m’a tapé sur les doigts avec la crosse de son pétard, j’ai lâché le dossier et ils m’ont traînée sur le sol à une certaine distance de la voiture.
« Je suis restée là. Je crois que j’ai pleuré parce qu’ils allaient me laisser dans le noir et que j’avais de plus en plus mal. J’ai entendu les portières claquer et je leur ai crié de m’emmener avec eux, j’ai même dit que j’en voulais pas, de leur herbe. Puis il y a eu deux coups de feu et je l’ai fermée. Je suis restée sans bouger jusqu’au départ de la bagnole. Même après, j’ai pas bougé. J’avais peur qu’il y en ait un qui soit resté pour voir si je n’allais pas me lever.
« Environ deux minutes plus tard, ils sont revenus, et ils ont tiré leurs dernières balles dans ma direction. »
Le silence retomba dans la pièce. David éprouvait un certain effroi devant cette histoire, chose inhabituelle pour lui – lui qui était un vieux dur à cuire, qui en avait entendu d’autres. Combien de corps mutilés avait-il vus, en réalité ou sur des photos ? Dans combien de tragédies humaines avait-il été plongé ? Que représentait cette adolescente pour lui ?
« À quelle distance de toi les balles sont-elles arrivées ?
— Y’en a au moins deux qui ont soulevé la terre juste à côté de mon oreille gauche.
— Les as-tu entendus dire quelque chose avant qu’ils repartent ?
— Ouais, y’en a un qui a dit, je crois qu’on l’a eue, mais je sais pas qui.
— Sais-tu qui t’a tiré dessus depuis la voiture ? »
Elle secoua la tête et la posa à nouveau sur ses bras croisés. Elle paraissait épuisée.
« Comment as-tu fait pour regagner le bas de la montagne ? C’est à plusieurs kilomètres de l’endroit où on t’a tiré dessus.
— J’ai rampé.
— Rampé ?
— J’avais la frousse, là-bas. Je suis restée roulée en boule pendant un moment, mais j’avais toujours aussi mal, et il n’y avait pas un bruit. Juste le vent et des animaux dans la forêt. Je voulais pas rester comme ça, alors j’ai rampé. Ça m’a pris des heures. Et j’avais mal, mal… »
Elle avait les larmes aux yeux ; David sentait un engourdissement mortel l’envahir.
« L’était pas question que je laisse ces salauds me faire un truc pareil, pourtant. C’est pourquoi j’ai rampé. J’ai fait des bouts de chemin en marchant aussi, et je suis arrivée en bas, et je suis tombée dans ce fossé… à chaque fois qu’une voiture ou qu’un camion passait, je me relevais. Ça, c’était le pire. Pire encore que de se faire tirer dessus ou d’être seule. Personne qui s’arrêtait, personne qui voulait m’aider. »
La bande tournait dans le magnétophone. Les rayons du soleil faisaient danser des taches claires sur la table. Monica passa un bras autour des épaules secouées de sanglots de l’adolescente et lui adressa des paroles apaisantes. David contemplait le mur. Il lui fallait faire appel à toutes les ressources de son talent dans l’art du contrôle de soi, tel qu’il l’avait peaufiné devant les tribunaux, pour ne rien laisser paraître de son émotion. Il se demandait parfois si ce n’était pas un truc qu’il aurait été capable de faire sans même essayer.
*
Monica et David décidèrent de se retrouver à la réception, et madame le substitut raccompagna Jessie dans la zone de détention réservée aux jeunes filles. Il était un peu plus de midi et la salle d’accueil était vide. David alla s’asseoir sur un canapé placé dans un coin. Cet entretien l’avait secoué et il avait besoin d’un peu de temps pour retrouver son calme.
Un adolescent alla jusqu’au bureau de la réception et David pensa alors à Tony Seals, l’homme-enfant, dont il devait assurer la défense ; on le payait très cher pour cela. Dix-huit ans, le cerveau brûlé par toutes sortes de substances toxiques, se foutant de tout, y compris de lui-même.
Quant à ses parents… David ne serait jamais retourné au bureau dès le lendemain du verdict de Gault, si Anton et Emily Seals n’avaient été de vieux et importants clients du cabinet et des amis personnels de Gregory Banks, l’un des associés et l’ami le plus intime de David.
Pendant la réunion, Anton Seals était resté très droit, le visage vide d’expression, portant son costume trois-pièces rayé comme si c’était un uniforme. Seule manifestation d’émotion : il n’avait cessé de caresser la main de sa femme pendant l’entretien. Emily Seals avait fait preuve de la même maîtrise de soi, mais elle avait les yeux rougis à force d’avoir pleuré. Les Seals, c’était une ancienne fortune. Des gens élégants. Ils ne réalisaient pleinement ni l’un ni l’autre ce que leur fils avait fait à Jessie Garza, s’était fait à lui-même, leur avait fait.
« Pourquoi as-tu tiré sur Jessie Garza ? » avait demandé David à Tony Seals hier, dans la prison du comté.
Encore à l’heure actuelle, il ignorait ce qui l’avait poussé à poser cette question. On n’a pas besoin de savoir pour quelle raison quelqu’un a violé la loi pour le défendre.
« Elle commençait à nous faire chier.
— Vous avez voulu la tuer parce que…
— Ben, vous comprenez, elle savait comment trouver de la came, alors on s’est servi d’elle comme ça un moment, mais elle faisait chier. Et puis, elle a arraché des pieds de marijuana que Sticks avait plantés. Alors on s’est tous dit qu’elle nous faisait vraiment chier et que personne pouvait la blairer tant c’était une grande gueule, et Zack a dit qu’il allait la descendre.
— Comme ça ? Juste à cause de trois pieds de marijuana ?
— Je crois. Zack, il parlait toujours comme ça. Il se prenait pour un tueur. Il disait qu’il avait déjà descendu des types, mais Stick et moi, on le croyait pas, même avec son flingue qu’il arrêtait pas de sortir. On croyait pas qu’il oserait.
— Pourquoi ne pas avoir essayé de convaincre Zack de la conduire à l’hôpital après l’avoir blessée ?
— J’ai dit qu’on devrait retourner au trou, mais Zack nous a dit de ne pas nous en faire, qu’elle allait crever là où elle était, de laisser tomber. En plus, j’étais vraiment fatigué et je voulais pas avoir d’ennuis avec les flics. »
David vit Monica s’approcher de lui et il se leva.
« Elle va bien ? demanda-t-il quand ils furent dehors.
— Tout dépend de ce que tu entends par là. Physiquement, elle s’en sort sans problème. Psychologiquement… » Elle secoua la tête. « C’ est une sacrée dure à cuire, Dave, mais je ne sais pas… Et son calvaire, sur la montagne, n’est pas le pire. Nous allons la garder ici jusqu’à l’issue des procès ; on envisage ensuite de la renvoyer chez ses parents dans le Montana. Le problème, c’est qu’on n’est pas très sûrs qu’ils en veuillent.
— Et merde…
— Ouais, fit Monica avec amertume. Mais c’est la vie, non ? Pourquoi tant d’intérêt ? »
David haussa les épaules.
« Elle t’a touché, n’est-ce pas ? Tu ferais mieux de prendre garde, Dave. Très mauvais pour ton image, monsieur l’Impassible.
— Lâche-moi un peu, tu veux ? répondit David, mais sans colère. Je ne suis pas d’humeur. »
Monica sentit qu’il était sérieux et n’insista pas.
« Au fait, je ne t’ai pas félicité pour le verdict dans l’affaire Gault. »
À la manière dont elle l’avait dit, David n’était pas tout à fait sûr que ce fût un compliment, et il ne répondit rien.
« D’après Norm, tu as fait une défense sensationnelle.
— Lui aussi a été bon.
— Qui va tenir ton rôle dans le film ? demanda Monica avec un sourire malicieux qui fit rire David.
— Pourquoi ? Tu voudrais en décrocher un, toi aussi ?
— Oh ! faut voir. Si c’est Tom Cruise qui est la vedette. » Elle prit la pose. « Qu’est-ce que tu en penses ? J’ai encore ce qu’il faut ?
— Oui, Monica. Tu l’as encore. »
Soudain, ils se rendirent compte qu’ils glissaient vers des choses plus personnelles et se sentirent moins à l’aise.
« Écoute, dit David pour changer de sujet, est-ce qu’il y aurait une possibilité de passer un accord sur cette affaire ?
— Pas la moindre, Dave.
— Pas même si je jette Tom Cruise dans la balance ? demanda-t-il avec un sourire.
— Pas même avec Tom Cruise.
— C’est ce que je craignais, mais il fallait bien essayer.
— Tu essaies toujours. »
Ils restèrent ainsi quelques instants debout, jusqu’à ce qu’ils se fussent rendu compte qu’ils avaient épuisé les sujets de conversation.
« Fais attention à toi », lui dit Monica.
David savait que ce n’était pas une boutade. C’était elle qui avait le plus souffert de leur divorce, et cette idée était toujours douloureuse pour lui.
« Toi aussi », répondit-il.
Ils se séparèrent et chacun regagna son véhicule. David la regarda s’éloigner au volant, puis il ferma les yeux et resta assis dans la fournaise de sa voiture en attendant que la climatisation produisît son effet. Il n’avait vraiment pas besoin d’une affaire pareille, surtout tout de suite après le procès Gault. Ce qu’il lui aurait fallu, c’était prendre des vacances. Cela dit, les vacances n’étaient pas un besoin nouveau. La dernière fois qu’il n’avait pas été sous pression ? Il ne s’en souvenait même pas. La différence, c’est qu’avant, il n’y pensait jamais.